Jadis perçu comme l’un des plus beaux quartiers résidentiels de Dakar, le Point E se transforme rapidement sous la pression immobilière et économique. Villas coloniales, maisons modernistes et allées paisibles laissent place à des immeubles vertigineux, des rues saturées et des problèmes d’assainissement chroniques. Ce quartier, autrefois symbole d’élégance urbaine, se débat aujourd’hui avec les paradoxes d’une métropole en pleine mutation.
Il fait 12 h à la rue Tambacounda. Le Soleil darde ses rayons lumineux. Point E, pourtant réputé quartier résidentiel, est loin de ce décor. Le ronronnement des engins de chantiers et le klaxon des véhicules assurent l’ambiance sonore. Une image qui contraste radicalement avec la physionomie du quartier connu dans les années 1950 jusqu’au début des années 2000. Ici, les immeubles poussent comme des champignons. Ils rivalisent de hauteur. Que dire de ce nouvel El Dorado des promoteurs immobiliers ! On est loin du « petit Vésinet » tropicalisé tant chanté par les voyageurs colons au début des années 50. L’histoire architecturale du Point E est en effet singulière. Conçu à l’époque coloniale comme un quartier résidentiel pour les cadres et fonctionnaires, il a vu s’épanouir une architecture sobre et élégante, héritée du style colonial et du modernisme tropical des années 1950. Ces habitations, adaptées au climat, privilégiaient la ventilation naturelle, la lumière et l’intégration de la végétation. Mais depuis une dizaine d’années, la fièvre immobilière a bouleversé ce paysage. Les villas sont rachetées, rasées, puis remplacées par des immeubles de cinq à dix étages. À la place de jardins fleuris, ce sont désormais des façades bétonnées et des balcons vitrés qui s’alignent.
« Quand nous avons emménagé ici au début des années 1970, le Point E était un petit paradis », raconte Madame Diop, une retraitée, en désignant les rares villas encore debout dans sa rue. « On avait des maisons basses, de beaux jardins, des trottoirs dégagés. Les enfants pouvaient jouer dehors sans danger. Aujourd’hui, tout cela disparaît », rappelle-t-elle avec nostalgie.
L’urbanisation verticale en vogue
La verticalisation de Point E a changé le visage du quartier, mais aussi son équilibre démographique et social. Chaque villa qui abritait une seule famille cède aujourd’hui la place à un immeuble accueillant parfois plusieurs dizaines de ménages. À cela s’ajoutent des bureaux, des commerces, des services financiers. « Le quartier est devenu un centre d’affaires autant qu’un lieu d’habitation », constate Abdoulaye Kane, rencontré à la rue Kaolack « Or, les infrastructures initiales n’ont jamais été conçues pour supporter une telle densité. On assiste donc à une surpression sur les voiries, l’assainissement, l’électricité, tout. Dommage »
La première victime de cette urbanisation mal maîtrisée est la circulation. Les rues très bien tracées à une époque où la voiture n’était pas très omniprésente, suffisaient largement aux besoins des résidents d’alors. Aujourd’hui, elles sont submergées. « Le matin et en fin d’après-midi, c’est l’apocalypse », lance Babacar Sarr, chauffeur de taxi qui sillonne le quartier au quotidien. « Entre les voitures garées n’importe où, les camions de livraison et les embouteillages, on peut passer des minutes pour parcourir quelques centaines de mètres », fustige-t-il.
Selon Abdou Sène, gardien, « ce problème est aggravé par le non-usage des parkings souterrains construits dans les nouveaux immeubles ». Beaucoup de conducteurs préfèrent garer leurs véhicules dans la rue, par commodité ou pour éviter de payer des frais, à ses yeux. « Les trottoirs deviennent impraticables, et les rues se transforment en parkings à ciel ouvert », se désole-t-il.
Un assainissement en panne
À la congestion s’ajoute un autre problème : l’assainissement. Le quartier, autrefois réputé pour sa propreté, est aujourd’hui sujet à des flaques d’eau stagnantes et à des débordements d’eaux usées le long du tracé du Collecteur Hann Fann. « Regardez, à chaque pluie, on a les pieds dans l’eau », déplore Marième Fall, commerçante installée à la rue Saint-Louis. « Ça sent mauvais, ça attire les moustiques, et ça donne une image sale du quartier », peste-t-elle. Selon les habitants, le système de drainage est saturé. « Ces infrastructures dataient de l’époque coloniale. Elles pouvaient supporter quelques centaines de foyers. Mais aujourd’hui, avec des milliers de nouveaux habitants et autant de bureaux, tout est bouché lorsqu’il y a de fortes pluies », explique Moussa Fall, ingénieur.

Une nostalgie du beau vieux temps
Pour les riverains de longue date, la nostalgie domine. « Le Point E était un quartier chic, propre, tranquille. On vivait presque comme dans une petite ville européenne au cœur de Dakar », confie Mamadou Ndiaye, ancien fonctionnaire. « Aujourd’hui, on ne reconnaît plus rien. Les immeubles écrasent tout, la circulation rend la vie difficile, et on a perdu l’âme du quartier. Des millions sont proposés par les promoteurs immobiliers pour espérer avoir un terrain ici. Souvent les sommes proposées sont au-dessus des estimations », affirme-t-il.
Les nouveaux résidents, en revanche, y voient des avantages. « C’est vrai qu’il y a des embouteillages, mais on est proche du centre-ville, on a tous les services à portée de main », relativise Fatou S, une jeune dame qui vit dans un des immeubles récents. « Pour nous, c’est pratique et moderne », se limite-elle à dire sourire aux lèvres.
Une pression foncière insoutenable
La transformation du Point E s’explique aussi par la flambée du foncier à Dakar. Un terrain nu ou une villa peut se vendre à des centaines de millions de francs CFA. Les promoteurs immobiliers rachètent massivement pour rentabiliser par la construction d’immeubles à forte densité. « Les propriétaires ont cédé face à la pression financière », explique l’urbaniste Ndemba Diallo. « Qui peut refuser une telle offre, surtout face à des promoteurs qui savent multiplier par dix la valeur de leur investissement ? » explique-t-il. « Ce n’est pas trop tard », conclut Aminata Diop. « Mais il faut que les autorités prennent leurs responsabilités et que les habitants eux-mêmes soient plus disciplinés. Sinon, nous aurons perdu à jamais ce qui faisait la beauté de Point E », avance-t-elle.
Interrogé sur la situation, un responsable municipal admet les difficultés. « Nous faisons face à une urbanisation rapide qui dépasse parfois nos moyens de contrôle. Des efforts ont été fait notamment dans la construction de Parking le long des allées Seydou Nourou Tall pour lutter contre le stationnement anarchique », a-t-il indiqué.
El Hadji Ibrahima FAYE