Réenchanter nos villes par l’art : plaidoyer pour une esthétique urbaine partagée et un droit au sensible

Réenchanter nos villes par l’art : plaidoyer pour une esthétique urbaine partagée et un droit au sensible

« L’art ne change pas le monde, mais il change les gens qui peuvent changer le monde » – John Butler

I. Le désert symbolique de nos cités

Dans le tumulte de nos villes sénégalaises – denses, bruyantes, “pragmatiques” – il est frappant de constater combien le regard y est orphelin de poésie. Le minéral (gris) domine, le béton s’impose, le fonctionnel régente. Mais le sensible manque. Les façades n’interrogent pas. Les places, non plus, n’émeuvent pas. Les murs, souvent laissés nus, racontent moins une esthétique assumée qu’un vide symbolique.

Dans une ville, chaque banc, chaque fresque, chaque sculpture, chaque lampadaire, chaque détour peut être une invitation au rêve, à la réflexion, à la mémoire, à la rencontre, à la découverte, à l’émerveillement. L’art dans la ville n’est pas un luxe. C’est une nécessité démocratique, un acte de justice symbolique, un droit au sensible. C’est ce qui permet à chacun, riche ou pauvre, passant ou habitant, de se sentir regardé, invité, reconnu. L’art transforme un lieu en espace, un espace en scène, une scène en expérience.

L’Art dans la ville n’est pas un ornement.

C’est une respiration, un langage, une rébellion douce. Il est l’acte par lequel une société affirme qu’elle ne se limite pas à survivre, mais aspire à ressentir, à raconter, à imaginer… ensemble.

II. L’art urbain : une fabrique d’humanité

À travers le monde, l’art urbain est devenu une politique de civilisation. Il n’est plus relégué aux marges de la ville, mais pleinement intégré dans les dynamiques d’aménagement, de développement territorial et de médiation sociale. Il occupe l’espace public non pas comme un appendice, mais comme un activateur de sens.

À Medellín, les favelas se sont redressées, fières, en couleurs et en vers avec tous ces escaliers repeints. À Bogotá, les graffitis sont devenus partie intégrante de l’identité visuelle de la ville. À Windhoek, l’art dans les rues raconte l’histoire coloniale et l’éveil post-indépendance. À Cotonou, une fresque murale géante (sur plusieurs centaines de mètres) intitulée « Coexistence », lance un puissant message de tolérance et une invite à la paix et le dialogue interreligieux.

En France, le 1 % artistique a permis à des milliers d’œuvres d’habiter les écoles, les ponts, les hôpitaux, les gares et les espaces publics. La Défense, offre, entre ses tours monumentales, des dizaines d’objets architecturaux à la contemplation.

À Nantes, les Machines de l’Île ont fait d’un ancien site portuaire un haut lieu touristique et artistique. À Casablanca, les parcours “Casa Street Art” transforment les quartiers populaires en musées à ciel ouvert.

Ces municipalités ont compris que l’art dans la ville, ce n’est pas seulement de l’ornement. C’est un levier d’appropriation de l’espace public, un marqueur identitaire et historique, un outil d’éducation, d’inclusion, de médiation sociale et un vecteur économique puissant (tourisme, métiers créatifs, attractivité territoriale).

Ainsi, l’art transforme les friches en forums, les façades en fresques de mémoire, les murs aveugles en fenêtres sur le monde, le mobilier urbain en élément d’identité. Il rend la ville plus lisible, plus aimable, plus vivante.

Mais quid des villes sénégalaises pensées comme des machines à circuler (difficilement), à construire (sans harmonie) et à contenir (les encombrements) ?

III. L’art urbain au Sénégal : effervescence invisible

Le paradoxe est immense. Le Sénégal est une terre d’art par excellence, nourrie par une tradition plastique, musicale, littéraire et scénique multiséculaire. Le pays du poète-président a vu naître l’École de Dakar, la Biennale de l’art africain contemporain, la promotion de l’architecture soudano-sahélienne, les géants que sont Ousmane Sow, Ndary Lo, Issa Samb, Kalidou Kassé ou encore Soly Cissé. L’art y vit, s’y enseigne, s’y transmet.

Mais il vit en vase clos, entre les murs des galeries, dans les discours des cercles culturels, rarement dans la rue. Dans nos villes, l’art n’est pas encore une composante structurelle de l’espace urbain. Il y survit dans des poches, dans des festivals éphémères ou dans des projets militants souvent fragiles.

Prenons Dakar, notre capitale. Ville de création, mais non de beauté partagée. Ses ronds-points sont des giratoires vides. Ses façades, grises ou tapissées de publicités criardes. Les quelques œuvres urbaines (statues, mosaïques, peintures murales) sont dispersées, non protégées, parfois vandalisées ou ignorées. L’art est toléré, rarement promu.

Et que dire de Thiès, Kaolack, Saint-Louis, Ziguinchor, Louga ? Où sont les œuvres monumentales ? Où sont les places publiques pensées comme lieux d’expression ? Où sont les théâtres de rue ? Où sont les artistes dans les commissions d’urbanisme ? Où sont tous les patrimoines architecturaux préservés ou sublimés ?

IV. Ce que cela révèle de nos choix urbains

Ce manque d’art visible dans l’espace public sénégalais n’est pas qu’un détail. Il est symptomatique. En effet, il révèle une culture technocratique de l’aménagement où l’espace est pensé en termes de flux, de densité, de surfaces constructibles – pas en termes d’expérience sensorielle, de symbolique, d’esthétique, de significations.

Il traduit une absence de vision politique de la ville comme œuvre commune. La ville est souvent laissée à la spéculation, à l’improvisation, au bitume. Au gris de la Concrete Jungle. Cette vacuité artistique reflète une hiérarchie des besoins tronquée, où le Beau est considéré comme inutile, voire superflu – alors même qu’il est souvent ce qui relie les gens à leur territoire.

Ce désert artistique est aussi socialement injuste. Il prive les plus modestes – ceux qui ne fréquentent pas les galeries – de leur droit au sensible, à l’émotion, à la contemplation. Il réserve l’art aux élites, au lieu de l’offrir à tous.

L’état de délabrement des rares espaces culturels (Blaise Senghor, Douta Seck, etc.) montre la place minoritaire qu’occupe la culture dans les politiques publiques.

Réenchanter la Ville, ce n’est pas se limiter à repeindre une façade. C’est restituer à l’espace public sa fonction symbolique et civique. C’est faire de la Ville non plus une addition de bâtiments hétéroclites, mais une composition d’horizons, de formes harmonieuses, d’histoires, de voix, de couleurs, d’émotions. C’est faire de l’esthétique une politique. De l’inutile une fonction. Du Beau, une nécessité sociale.

V. Pour une Ville qui parle, une Ville qui ose : 10 propositions fortes

1. Instaurer un « 1 % artistique » sénégalais

Chaque projet public, chaque route, école, place ou infrastructure devrait intégrer, dans son budget de construction, un volet artistique obligatoire, financé et pérennisé.

2. Créer un Fonds national de l’art dans l’espace public

En complément du 1% artistique, ce fonds serait dédié au soutien des artistes urbains, des projets de création dans les quartiers, des expositions en plein air.

3. Inscrire l’art dans les plans d’urbanisme

Exiger des collectivités locales qu’elles prévoient des espaces dédiés à l’art dans chaque opération d’aménagement.

4. Lancer un Programme national « Quartiers créatifs »

S’inspirer de Medellín ou Montréal pour faire de certains quartiers des laboratoires d’expérimentation artistique, des tiers-lieux créatifs, avec des résidences d’artistes ancrées dans la vie des habitants.

5. Reconnaître et encadrer le Street Art

Créer des zones d’expression libre en légalisant certaines pratiques. Dans la même veine, lancer un Festival national du graffiti ou créer une “académie” du Street Art sénégalais (en relation avec l’École nationale des Arts).

6. Former les agents municipaux et urbanistes à la médiation artistique

Introduire, dans les formations des ingénieurs et planificateurs urbains, une culture du projet artistique.

7. Associer systématiquement les artistes aux projets urbains

Tout chantier urbain public ou d’envergure devrait inclure une consultation d’artistes locaux, pas seulement d’architectes ou d’ingénieurs.

8. Créer un Atlas vivant des œuvres d’art public au Sénégal

Un outil numérique qui recense, géolocalise et raconte les œuvres visibles dans l’espace public. Une initiative à inscrire dans le cadre du New Deal technologique et un outil au service du tourisme et du marketing territorial.

9. Faire des écoles et hôpitaux des lieux d’art

Inviter les artistes à intervenir dans les établissements scolaires, de santé, et les établissements publics… notamment grâce au 1% artistique.

10. Ancrer l’art dans les luttes urbaines

Utiliser l’art comme outil de revendication, de mémoire, de résistance, dans les quartiers menacés, les territoires oubliés. Y en a Marre avait amorcé des projets intéressants et qui méritent d’être soutenus ou multipliés.

Conclusion : vers une Ville sensible, démocratique, hospitalière

Une fresque murale, c’est parfois de l’artivisme, donc, de la politique. Un banc dessiné, c’est déjà un appel à la conversation, au dialogue et à la médiation. Une place animée par une sculpture, c’est une agora en puissance.

Et si nous osions cela ? Et si, dans chaque commune, dans chaque rue, l’on décidait que l’art ait un droit de cité ? Le Beau : un service public, au même titre que l’eau ou l’électricité.

Il est temps que nos trottoirs deviennent des galeries, que nos marchés chantent, que nos places dansent, que nos rues parlent, que nos murs s’expriment, que le mobilier urbain soit esthétique et porteur d’identité territoriale. Que la Ville ne soit plus un simple décor de survie, mais un théâtre de vie partagée.

Alors, nos villes vibreront. Non plus comme des chaos résignés ou domestiqués, mais comme des œuvres collectives en perpétuel devenir. Mais, il est une évidence à rappeler : pour que nos villes soient belles et artistiques, encore faudrait-il qu’elles soient déjà propres…

Par Oumar Ba

Urbaniste / Citoyen sénégalais

umaralfaaruuq@outlook.com

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