Dans l’industrie aéronautique mondiale, le leasing est devenu un instrument central. Plus de la moitié de la flotte commerciale mondiale est aujourd’hui louée, et cette proportion a dépassé les 60 % pendant la pandémie, lorsque les compagnies cherchaient de la flexibilité pour absorber l’effondrement de la demande. La location d’avions n’est donc plus un simple mécanisme financier : c’est un levier stratégique permettant de réduire l’immobilisation de capital, d’ajuster rapidement la flotte et de limiter les risques liés à la dépréciation des appareils. Même les grandes compagnies internationales ont compris que détenir l’intégralité de leur flotte est un luxe difficile à maintenir dans un environnement volatil.
Dans ce paysage mondial, la stratégie d’Air Sénégal surprend. Ce qui interpelle n’est pas seulement la transition entamée d’Airbus vers Boeing, réalisée alors même que la compagnie est en difficulté financière et opérationnelle. Ce qui pose surtout problème, c’est l’absence de recours structuré au leasing, alors que l’État sénégalais, actionnaire principal, fait face à des contraintes budgétaires majeures.
Le cas Carlyle est emblématique. L’avion A220-300 baptisé « Niokolo-Koba », précédemment opéré par Air Sénégal, a été récupéré par le bailleur et opère aujourd’hui sous les couleurs d’Ibom Air au Nigeria. Beaucoup avaient attribué ce retrait à des problèmes moteurs, mais les faits montrent que ces difficultés n’empêchent pas l’exploitation d’un A220-300 lorsqu’une compagnie entretient une relation saine avec ses partenaires industriels. Air France, par exemple, vient de réceptionner son cinquantième A220-300, pour la plupart loués, preuve que les défis techniques ne constituent jamais un obstacle insurmontable lorsque la gouvernance est stable et la maintenance structurée.
Air Sénégal, en revanche, a choisi d’entrer en confrontation ouverte avec le motoriste, allant jusqu’à menacer d’une action judiciaire, prétendument aux côtés d’EgyptAir et d’Air Tanzania. Cette stratégie du rapport de force, déjà observée dans d’autres litiges, a fragilisé la crédibilité de la compagnie et détérioré ses relations avec un acteur essentiel du secteur.
Le même schéma s’est reproduit avec Carlyle concernant la flotte moyen-courrier. Depuis un an, Air Sénégal était en conflit direct avec le bailleur au sujet de deux A319 et deux A321. En juin, Carlyle a finalement récupéré toute cette flotte, privant la compagnie de ses monocouloirs. Les conséquences ont été immédiates : obligation de louer dans l’urgence des A320 à un coût beaucoup plus élevé, déficit opérationnel accru et mise en chômage technique d’une partie des pilotes en attendant une nouvelle flotte. Malgré les efforts de refinancement de l’État, l’impact reste lourd.
L’antécédent avec Airbus complète ce portrait de relations industrielles dégradées. En 2019, Air Sénégal avait signé un MoU pour huit A220-300. En 2022, cet engagement a été transformé en une commande de cinq A321neo. Aucun de ces engagements ne s’est concrétisé. Ce vide dans la flotte, associé à des litiges contractuels récurrents, une gestion ambiguë de la maintenance et une communication dégradée, montre que le problème n’est pas seulement commercial. Il est structurel et lié à une gouvernance incapable de gérer des relations de long terme avec ses partenaires.
La lettre d’intention signée pour les Boeing 737 MAX 8 lors du Dubai Air Show ne constitue donc pas un choix stratégique pleinement assumé, mais une transition contrainte. La réussite de ce virage dépend d’investissements substantiels dans la maintenance, notamment la création d’une ligne dédiée, la disponibilité permanente de pièces détachées et l’adoption d’outils de maintenance prédictive. Sans ces conditions, les nouveaux appareils risquent de se retrouver immobilisés très rapidement, reproduisant les problèmes systémiques du passé. D’ailleurs, dans la plainte déposée à New York, Carlyle a mis en avant un fait particulièrement grave : le défaut de maintenance des avions placés en leasing chez Air Sénégal.
Face à cette situation préoccupante, certains exemples africains montrent la voie. Ethiopian Airlines, par exemple, a choisi de louer onze Boeing 737 MAX 8 et deux ATR 72-600 via CDB Aviation, tout en conservant un contrôle opérationnel strict sur sa flotte. Royal Air Maroc adopte la même logique en intégrant des Boeing 737 MAX 8 loués auprès d’Air Lease Corporation. Ces deux transporteurs montrent qu’un modèle hybride, combinant leasing et propriété, permet d’alléger la pression financière tout en stabilisant les opérations.
Pour l’État sénégalais, actionnaire principal d’Air Sénégal, la question devient centrale : pourquoi une compagnie nationale devrait-elle absolument détenir sa flotte en propre ? Quel bénéfice réel pour le contribuable, surtout dans un contexte de besoins sociaux pressants, d’inflation énergétique et de demandes accrues en infrastructures ? Le leasing permettrait au contraire de répartir les charges financières, d’éviter d’immobiliser des fonds publics et de concentrer les investissements sur des secteurs comme la santé, l’éducation ou l’énergie.
La situation actuelle montre que l’absence de leasing expose Air Sénégal à des risques financiers disproportionnés. La possession intégrale de la flotte, sans préparation adéquate, augmente aussi les risques d’immobilisation d’avions et entame la crédibilité de la compagnie auprès de ses partenaires. La transition vers Boeing, désormais actée, n’aura de sens qu’à condition d’être accompagnée par des investissements immédiats dans la maintenance prédictive, la gouvernance et la transparence opérationnelle.
La logique politique consistant à multiplier les confrontations avec les partenaires industriels, au lieu de construire des relations durables, apparaît aujourd’hui comme un frein majeur. L’aviation n’est pas un secteur où l’on gagne par le rapport de force, mais par la stabilité, la compétence technique et la vision stratégique. L’enjeu pour Air Sénégal n’est donc pas seulement d’acquérir de nouveaux avions, mais de restaurer sa crédibilité et de créer un modèle viable, aligné sur les standards mondiaux.
À l’heure où le pays exige plus de rigueur, de transparence et de responsabilité dans la gestion du patrimoine public, la réflexion sur le leasing et la gouvernance d’Air Sénégal devient incontournable. La performance durable d’une compagnie aérienne repose moins sur la propriété des appareils que sur la qualité de sa stratégie, la discipline de sa maintenance et la solidité de ses partenariats.

