Sur la rive orientale du Sénégal, à quelques kilomètres de Bakel,⌊ s’étend la localité de Gouraye, un hameau fluvial où le fleuve Sénégal sert à la fois de frontière naturelle et de trait d’union entre deux peuples. C’est ici que chaque jour, dès les premières heures du matin, les pirogues se balancent sur les eaux calmes, chargées d’hommes, de femmes et de marchandises en partance pour la Mauritanie voisine.
Le décor est simple, mais l’ambiance est intense. Sous un soleil encore doux en cette matinée de dimanche 17 novembre 2025, les embarcations artisanales s’alignent au bord du fleuve. Les cris des piroguiers se mêlent aux rires des commerçants, aux hennissements des ânes tirant les charrettes et au bruit régulier des pagaies plongeant dans l’eau. Ici, out respire le mouvement, l’échange et la survie quotidienne.
Un point de passage vital
Gouraye est bien plus qu’un simple village fluvial. C’est un carrefour économique et un symbole de la continuité humaine entre les deux rives du fleuve. Ici, les Sénégalais et les Mauritaniens se croisent sans protocole. Les échanges commerciaux sont constants : poissons séchés, céréales, tissus, bétail, huile, sucre, et divers produits manufacturés passent d’une rive à l’autre sous l’œil vigilants des douaniers. « Nous travaillons ensemble depuis toujours », confie Moussa Diallo, un piroguier d’une quarantaine d’années, les mains couvertes de callosités. « Le fleuve ne nous sépare pas. Il nous relie. Sans lui, Gouraï n’existerait pas », se réjouit-il.
Les habitants vivent au rythme de ces traversées. Les pirogues deviennent le cœur battant de l’économie locale. Chaque jour, des dizaines de personnes font la navette entre les deux pays. Certains transportent des denrées, d’autres des passagers. La traversée ne dure que quelques de minutes, mais elle résume à elle seule l’histoire de la cohabitation pacifique entre les populations du Gajaaga sénégalais et celles du Guidimakha mauritanien.
Un commerce informel mais dynamique
L’économie de Gouraye repose largement sur le commerce informel. Dans la petite esplanade qui fait office de marché, des femmes vendent des produits agricoles, du poisson frais ou séché, du lait caillé et du tissu bazin venu de Mauritanie. Sur les bords du fleuve, les sacs de ciment, de riz et de sucre s’entassent, attendant d’être chargés dans les pirogues.
Selon un agent des douanes basé à Bakel, la zone est connue pour ses « micro-échanges » . « Ici, la frontière est avant tout sociale et économique. Les gens partagent les mêmes familles, les mêmes coutumes. C’est difficile de parler de contrebande au sens strict », explique-t-il sous couvert d’anonymat.
Ces échanges informels font vivre des centaines de familles. Ici, rares sont les foyers qui n’ont pas un parent ou un proche impliqué dans la navigation, le commerce ou la manutention. Les revenus tirés de ces activités servent à financer la scolarité des enfants, à soigner les malades et à entretenir les maisons.
Le fleuve, une frontière vivante
Au-delà des échanges économiques, Gouraye illustre une réalité sociologique plus profonde. Celle d’une frontière vécue et partagée, loin des tracés administratifs. Ici, la culture peule, soninké et toucouleur s’entremêle. Les mariages mixtes entre les deux rives sont fréquents. Les fêtes religieuses, comme le Maouloud ou la Tabaski, sont célébrées ensemble.
Pour Aïssata Kébé, commerçante de produits maraîchers, « le fleuve, c’est notre route, notre vie. Sans les pirogues, on ne peut rien vendre, rien acheter. Même les familles de Mauritanie viennent acheter nos légumes. »
Les pirogues font office de bus fluvial. Elles transportent tout : vivres, bétail, carburant, et parfois même des motos. Les traversées deviennent aussi un espace de discussion et de solidarité. Pendant l’attente, les voyageurs échangent des nouvelles.
Les défis de sécurité et d’organisation
Mais cette vitalité économique s’accompagne de défis. Les traversées ne sont pas toujours réglementées, et la sécurité reste précaire. Aucune infrastructure moderne n’existe pour encadrer l’activité fluviale. Les pirogues sont construites en bois local, souvent sans gilets de sauvetage, et les accidents, bien que rares, peuvent survenir. Abdou Coulibaly , rencontré au bord du fleuve, plaide pour un encadrement plus strict. « Nous avons besoin d’un quai aménagé, de gilets de sécurité et d’un poste de contrôle. Les gens traversent. Il faut protéger les passagers et les commerçants », plaide-t-il.
Un potentiel à valoriser
Le quai fluvial de Bakel possède un potentiel encore sous-exploité. Sa position géographique stratégique en fait un maillon clé du commerce transfrontalier entre le Sénégal et la Mauritanie. Avec un minimum d’investissement, route carrossable, quai moderne, marché structuré, la localité pourrait devenir un centre d’échanges sous-régional, générant des revenus fiscaux pour l’État et des emplois pour la jeunesse locale. « Nous avons la main-d’œuvre, l’expérience et la proximité avec la Mauritanie. Il ne manque que la volonté politique », estime Abdoulaye Baby, un jeune entrepreneur originaire de Bakel. Pour l’heure, Gouraï reste un symbole d’économie de débrouille, où chaque habitant trouve dans le fleuve une source de survie et de dignité.
Une identité entre deux rives
À la tombée du jour, le fleuve reprend sa quiétude. Les dernières pirogues rentrent, les moteurs s’éteignent, et les enfants plongent dans l’eau tiède pour se baigner. Les silhouettes se découpent dans la lumière dorée du crépuscule.
Ce paysage, à la fois paisible et plein de vie, traduit l’âme de Bakel, un lieu de passage, de commerce, mais aussi de rencontre et d’appartenance. Ici, au cœur du Gajaaga historique, les frontières tracées sur les cartes importent peu. Ce qui compte, c’est le lien humain tissé par des générations de riverains, unis par le fleuve et la nécessité. Et tant que les pirogues continueront de glisser sur les eaux du Sénégal, Bakel restera ce poumon économique discret mais vital, où la frontière devient un espace de partage et de solidarité.
El FAYE

