Le pavillon national Air Sénégal SA, symbole de la souveraineté aérienne du Sénégal, traverse une zone de fortes turbulences. C’est du moins ce qui ressort de la question orale adressée au gouvernement par le député Guy Marius Sagna lors de la session parlementaire de novembre 2025. Dans un document dense et argumenté, l’élu interpelle le ministre des Transports aériens sur la situation financière, la gouvernance interne, les conflits d’intérêts, les locations d’aéronefs et la création de filiales d’Air Sénégal SA. Guy a saisi l’Assemblée nationale à travers une lettre de dénonciation sur fond de question orale dont Le Témoin quotidien a obtenu copie.
Selon les chiffres avancés par le parlementaire, les pertes cumulées de la compagnie sur les cinq dernières années s’élèveraient à près de 250 milliards de francs CFA. À elles seules, les pertes annuelles auraient atteint 32 milliards en 2020, 36 milliards en 2021, 82 milliards en 2022, 52 milliards en 2023 et 48 milliards en 2024. Ces chiffres, selon le député, témoignent d’une faillite économique latente, dissimulée derrière des injections récurrentes de fonds publics.
Une compagnie en crise financière chronique
« En cette période de redressement économique, devons-nous continuer à injecter des milliards du contribuable dans un puits sans fond ? », s’interroge ouvertement Guy Marie Sagna. Il rappelle que la Loi de Finances rectificative de 2025 a ajouté 15 milliards de francs CFA supplémentaires pour la compagnie, tandis que le budget 2026 prévoit déjà une enveloppe de 66 milliards. Ces montants, selon lui, ne s’accompagnent d’aucune réforme structurelle visible ni d’un plan de redressement concret.
Depuis sa création en 2017, Air Sénégal aurait ainsi accumulé près de 300 milliards de pertes et bénéficié de plus de 180 milliards de fonds publics, sans véritable transformation de son modèle économique. Pour le député, la compagnie se trouve désormais dans une impasse : un endettement colossal, un déficit structurel et une dépendance permanente à la subvention étatique.
Le constat dressé par Guy Marius Sagna est sévère. Air Sénégal, née de la volonté de bâtir un champion national du transport aérien, est aujourd’hui perçue comme une entreprise mal gérée, déficitaire et sans cap stratégique clair.
Gestion controversée et soupçons de conflits d’intérêts
Au-delà du volet financier, le député alerte sur une gestion qu’il juge « chaotique et préoccupante ». Air Sénégal SA, qui comptait autrefois huit appareils – deux Airbus A330neo, deux ATR 72 et quatre Airbus de la série A319 à A321 – ne disposerait plus que d’un seul ATR 72 opérationnel. Cette réduction drastique de la flotte a conduit la direction à recourir massivement à des locations d’avions en formule ACMI (avec équipage, maintenance et assurance). Ces contrats, souvent conclus avec des compagnies étrangères comme GETJET ou MY WAY Airlines, absorbent des montants considérables. Or, ces locations, destinées à pallier des besoins temporaires, se sont transformées en dépendance chronique. Guy Marius Sagna cite l’exemple d’un Boeing 777 loué pour la desserte de la France et demande au ministre de préciser son coût mensuel ainsi que la rentabilité réelle de cette ligne stratégique.
« Pourquoi louer des avions avec équipage alors que nos propres appareils et personnels sont cloués au sol ? », interroge le député, pointant du doigt une gestion incohérente qui aggrave les pertes d’exploitation. Mais la question orale va plus loin, soulevant de graves soupçons de conflits d’intérêts au sein même du management d’Air Sénégal SA. Le parlementaire affirme que le président du Conseil d’administration cumulerait trois fonctions rémunérées : celle de PCA de la compagnie, celle de pilote de ligne actif et celle d’officier général au sein de l’armée nationale. Une triple casquette qu’il juge incompatible avec les règles de bonne gouvernance et de transparence.
Le député évoque également le cas du directeur général d’Air Sénégal SA, qu’il accuse d’être à la fois promoteur du groupe IRIS, représentant au Sénégal d’Air Côte d’Ivoire (compagnie concurrente) et représentant de Flynas, transporteur saoudien chargé d’une partie du pèlerinage. Pour Guy Marius Sagna, cette situation d’« hybridité d’intérêts » compromet gravement la neutralité des décisions de la compagnie nationale. Il cite à cet effet le cas du Hajj 2025, où une partie du quota initialement confié à Air Sénégal aurait été réaffectée à Flynas « au bénéfice du GSA IRIS ». Ce transfert, selon lui, illustre la porosité entre intérêts privés et décisions publiques.
Autre révélation de taille. « Air Sénégal SA aurait sous-loué une partie de son personnel navigant qualifié, notamment des pilotes A330 et une trentaine de PNC, à Air Côte d’Ivoire. Ces employés seraient rémunérés par Air Sénégal à des salaires supérieurs à ce que la compagnie ivoirienne verse pour leurs services, constituant ainsi une « subvention déguisée » à un concurrent direct », écrit le député. D’après lui, « Un pilote sénégalais aurait même été licencié pour avoir refusé cette mission, une situation que le député juge inacceptable et contraire à la défense du pavillon national », poursuit-il. Pour lui, « ces dérives illustrent un profond malaise dans la gouvernance d’Air Sénégal, marqué par le favoritisme, le manque de transparence et la confusion des rôles ».
Flotte réduite, avions cloués au sol et filiales dans le flou
L’affaire des avions tchèques L410NG vient compléter ce tableau déjà sombre. Le député dénonce un marché « unilatéral et opaque » conclu sous l’ancien ministre des Transports, portant sur l’achat de cinq avions à environ cinq milliards de francs CFA l’unité, soit un total de 25 milliards. Ces appareils, livrés pour certains depuis deux ans, seraient toujours immobilisés à Dakar, faute de certification de l’ANACIM et d’intégration dans le plan de flotte d’Air Sénégal.
Pour Guy Marius Sagna, il s’agit d’une aberration économique et technique. Il demande au ministre d’expliquer les conditions de passation de ce marché et le choix du fournisseur. Un audit de l’Inspection générale d’État est en cours, mais ses conclusions n’ont toujours pas été rendues publiques.
Le député s’interroge également sur la création annoncée d’Air Sénégal Express, filiale du groupe Air Sénégal SA, décidée en avril 2025 lors d’un Conseil interministériel présidé par le Premier ministre. Huit mois après cette annonce, aucun progrès concret n’a été constaté.
« Où en est la création effective de cette compagnie ? Qui pilote réellement le processus ? », demande-t-il. Selon lui, la direction générale d’Air Sénégal semble agir seule, sans supervision du ministère de tutelle. Il rappelle que la création d’une compagnie aérienne suppose l’élaboration d’un business plan, d’un modèle de flotte, d’un plan de financement, et l’obtention d’un permis d’exploitation. Or, aucun de ces éléments ne semble à ce jour disponible.
Le parlementaire s’interroge aussi sur la place des partenaires privés nationaux annoncés, tels que SHS, Arc-en-ciel ou Transair, qui ne semblent pas avoir été associés à la démarche. « Ont-ils été consultés ou simplement écartés ? », questionne-t-il.
Enfin, il met en garde contre les risques liés à la multiplication de filiales par une société mère structurellement déficitaire. Selon lui, une faillite d’Air Sénégal SA entraînerait mécaniquement celle de ses filiales, aggravant la fragilité du secteur aérien sénégalais.
Pour une transparence et une refonte du modèle
Dans sa conclusion, Guy Marius Sagna précise que sa démarche ne vise pas à affaiblir le pavillon national, mais à exiger la transparence, la rigueur et la bonne gouvernance dans un secteur vital pour l’image et la souveraineté du Sénégal. Il invite le gouvernement à faire toute la lumière sur la situation réelle d’Air Sénégal SA, à clarifier les responsabilités dans la gestion actuelle, à rendre publics les audits en cours et à présenter un plan de restructuration crédible.« Le pays a droit à des réponses claires, à une gestion responsable et à une vision cohérente pour l’avenir du transport aérien sénégalais », conclut-il. À travers cette interpellation, le député met en évidence les zones d’ombre qui entourent la compagnie nationale. Air Sénégal, censée être un levier de rayonnement régional, se retrouve aujourd’hui au centre d’une crise de confiance. Entre pertes financières, conflits d’intérêts, avions cloués au sol et projets incertains, le pavillon national peine à décoller.
El FAYE

