Les pratiques illicites de corruption et de concussion (c’est surtout de celle-ci qu’il s’agit dans la plupart des propos qui y sont consacrés à travers les médias et réseaux sociaux) sont toujours le fait de 2 personnes, non du seul agent de l’Administration : il n’y a pas d’agent corrompu ou concussionnaire sans corrupteur. Il faut ne jamais l’oublier : dans la vertu ou dans les travers, par ses dirigeants comme par ses agents, l’Administration, qui est aujourd’hui gangrenée (excusez moi pour ce qualificatif irrespectueux) par bien des gens qui n’y ont pas leur place, n’est que le reflet de notre société en perte incontestable de valeurs. A peuple de gens vertueux, point d’agents corrompus, encore moins de dirigeants retors. A ces fléaux, qu’il faut appréhender dans leur juste proportion, de nombreux autres griefs sont imputés à juste raison à l’administration sénégalaise.
Pour autant, celle-ci est bien loin d’être la mauvaise administration que certains décrivent, ce qui parfois nuit gravement à l’image de notre pays, notamment aux yeux des investisseurs. Ne nous y trompons pas : sans cette administration, notre pays ne serait pas devenu ce que, jusqu’à présent, il est sur l’échiquier africain et la scène mondiale, même si nous sommes nombreux à penser qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû, qu’elle doit être plus travailleuse, plus performante, plus efficace, plus modeste, plus vertueuse.
Ne jouons pas non plus aux aveugles, l’administration sénégalaise a un réel et grand besoin d’aggiornamento, dans ses valeurs de référence, dans son organisation, dans son fonctionnement, dans la gestion de ses ressources humaines, ainsi que dans l’allocation, la répartition et la gestion de ses ressources matérielles et financières. Mais cette adaptation de notre Administration au Sénégal d’aujourd’hui et de demain ne peut se concevoir de manière viable si les réformes dont elle a besoin ne portent pas en même temps sur l’architecture, l’organisation et la taille du Gouvernement qui, nos hommes politiques ont tendance à l’oublier, est la tête de l’Administration. L’hypertrophie de la structure gouvernementale, que l’on constate encore aujourd’hui en dépit des promesses de rationalisation, est une des premières et principales sources d’inefficacité et de corruption de l’Administration. De 2000 à aujourd’hui, donc à travers toutes les alternances vécues par notre pays, les partis politiques ont fait du gouvernement et de la haute administration ainsi atomisés un gâteau dont les très nombreuses parts à partager ont pour principaux effets néfastes :
⁃ l’éclatement des missions et le manque de cohérence architecturale
⁃ le clientélisme politique et la création de postes pour satisfaire des militants ou des alliés
⁃ les chevauchements d’attributions, les rivalités et les conflits de compétences
⁃ la dilution des responsabilités et les difficultés de suivi régulier et d’évaluation pertinente des performances
⁃ les réseaux informels d’alliance ou d’allégeance autour des principaux décideurs et les groupes d’influence ou de pression affectant la nécessaire cohésion gouvernementale
⁃ les allocations budgétaires discriminatoires en fonction des affinités et l’accès inégal aux ressources financières et matérielles
⁃ les lourdeurs et lenteurs administratives
⁃ le manque évident de transparence et de recevabilité
⁃ les gaspillages divers et l’alourdissement des charges de fonctionnement
⁃ les détournements des deniers publics
⁃ la concussion, la corruption, le népotisme et les autres pratiques illicites
⁃ l’inefficacité de l’action gouvernementale et administrative
⁃ la détérioration de l’image des gouvernants et la perte de crédibilité auprès des populations et des milieux économiques.
Lutter efficacement contre autant de maux est un défi immense, auquel on ne peut réserver un traitement à la hussarde. Aussi, avant d’être l’affaire du seul pouvoir en place, l’indispensable et urgent redressement attendu et promis est d’abord et surtout notre défi, individuel et collectif, à nous citoyens sénégalais. Mais si nous voulons le changement véritable, le changement conduit par une gouvernance vertueuse, efficace et productrice de fruits profitables à tous, il nous faut aller au-delà des constats assez superficiels qu’on entend depuis au moins une quinzaine d’années et qui donnent lieu aux reproches de revirement ou de manquement aux promesses de réforme que certains formulent à l’encontre des gouvernants des trois alternances que notre pays a vécues. En effet, la plupart des arguments avancés pour soutenir et justifier les réformes préconisées portent plus sur les manifestations des dérives (concussion, corruption, détournements de deniers, prévarications diverses, etc.) qu’ils ne relèvent d’une analyse plus rigoureuse des méfaits constatés et de leurs causes profondes. Quand on se trompe dans l’analyse, on se fourvoie dans les solutions et le mal s’approfondit. Il devient plus difficile à juguler et il fait le lit des crises sociales les plus profondes.
Les alternances se suivent, les tenants du pouvoir changent, mais les promesses de changement tardent chaque fois à se concrétiser, au point de conduire à l’élection d’une nouvelle équipe dirigeante à l’élection suivante. En 2000, l’emploi des jeunes, l’éducation et la formation, l’équité sociale, la gouvernance publique, la gestion des ressources naturelles et la protection de l’environnement constituaient les enjeux et défis auxquels notre pays était confronté. Aujourd’hui, tout un quart de siècle s’est écoulé et les mêmes problématiques interpellent les nouveaux gouvernants, avec encore plus d’acuité. Au regard de l’immensité et de la complexité de ces enjeux et défis, pour placer durablement notre pays, le Sénégal, sur la rampe du progrès auquel ses très nombreuses potentialités le destinent, c’est toute la Nation, dans son ensemble et dans sa diversité, qui doit être mobilisée pour concevoir et opérer les changements indispensables que tous attendent.
C’est la responsabilité du pouvoir en place de créer les conditions de cette mobilisation générale. Quand la Nation est interpellée, le consensus constitue la meilleure voie pour obtenir la large adhésion populaire indispensable aux changements à opérer, tant pour leur acceptation que pour leur réalisation. C’est bien le sens, le seul sens qu’il faut donner à la position exprimée par le Président de la République sur l’approche globale de gouvernance du nouveau pouvoir. Aucune interprétation autre ne doit lui être donnée, ni par les partis d’opposition, ni et encore moins par le parti au pouvoir. C’est d’ailleurs ce consensus large que le Gouvernement semble aussi rechercher à travers les consultations nationales auxquelles certains ministères se livrent depuis quelque temps, même si la cohérence d’ensemble entre les unes et les autres peut être sujette à caution, faute d’une communication préalable suffisante sur la démarche globale, ses déclinaisons et articulations diverses et leur interopérabilité dans la poursuite des objectifs assignés à l’Agenda Sénégal 2050.
Le consensus n’est ni aveu d’incapacité, ni appel à la co-gestion. Il est plutôt le moyen, pour le parti au pouvoir, de donner consistance à son engagement de « gouverner avec le peuple » et de revendiquer la parfaite cohérence de cet engagement avec le principe de la République du Sénégal : Gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple.
Y a-t-il vraiment une alternative crédible à cette voie ?
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Alassane TOUNKARA