INTERVIEW: « Depuis l’arrivée des nouvelles autorités, la diplomatie sénégalaise vis-à-vis de la Russie s’est beaucoup renforcée » Dr Ibrahima Dabo

INTERVIEW: « Depuis l’arrivée des nouvelles autorités, la diplomatie sénégalaise vis-à-vis de la Russie s’est beaucoup renforcée » Dr Ibrahima Dabo

 

Dans cette interview exclusive, Dr Ibrahima Dabo, spécialiste des relations russo-africaines et titulaire d’un doctorat en science politique de l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, analyse la montée en puissance de la Russie en Afrique. De la coopération militaire aux ambitions énergétiques, en passant par l’essor du soft power russe sur le continent, il décrypte les stratégies de Moscou et les enjeux pour les États africains. Il revient également sur le positionnement du Sénégal face à la Russie et les opportunités de coopération entre Dakar et Moscou, dans un contexte de diversification des partenariats internationaux.

La Russie renforce sa présence en Afrique ces dernières années. Quels sont, selon vous, les principaux moteurs de cette stratégie ?

La Russie a effectivement renforcé sa présence en Afrique ces dernières années, et plusieurs moteurs expliquent cette stratégie. Il faut souligner que les sanctions occidentales en 2014 à la suite de l’invasion de la Crimée ont accéléré le retour de la Russie en Afrique. Depuis cette date Moscou multiplie ses actions pour reprendre pied sur le continent. Le sommet Russie-Afrique organisé en 2019 à Sotchi marque un tournant décisif dans les relations entre la Russie et l’Afrique, et matérialise le retour de Moscou sur le continent africain.

Le domaine sécuritaire occupe une place de choix dans la stratégie russe de reconquête du continent africain. À ce titre, depuis 2015, et encore plus fréquemment depuis 2017, Moscou a signé plusieurs accords de coopération militaire et sécuritaire avec des Etats africains. A ce jour, Moscou est le premier exportateur d’armes en Afrique. Selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les ventes russes représentaient 44 % des importations d’armes dans la région sur la période 2017-2021 (contre 17 % pour les États-Unis, 10 % pour la Chine et 6,1 % pour la France). En renforçant sa présence en Afrique, elle cherche à contrer l’influence des puissances occidentales comme les États-Unis, la France tout en se positionnant comme une alternative aux pays occidentaux. La Russie développe des partenariats économiques avec plusieurs Etats africains, notamment dans les secteurs de l’énergie, de la construction d’infrastructures et des technologies. En somme, la stratégie russe en Afrique est multifacette, combinant des ambitions économiques, diplomatiques et sécuritaires, tout en profitant de la concurrence entre les grandes puissances internationales pour accroitre son influence sur le continent.

En quoi la politique africaine de la Russie diffère-t-elle de celle des grandes puissances traditionnelles comme la France, les États-Unis ou la Chine ?

La politique africaine de la Russie diffère de celle des partenaires  traditionnels à plusieurs égards, tant en termes de stratégies, d’objectifs que de modes d’action. La Russie adopte souvent une approche moins interférente dans les affaires de politiques internes des pays africains, se présentant comme un partenaire qui ne pose pas de conditions sur la gouvernance ou les droits de l’homme. Tandis que les partenaires traditionnels mettent davantage l’accent sur la démocratie, les droits de l’homme et les réformes politiques dans leurs relations avec les pays africains. Les États-Unis ont souvent conditionné leur aide économique et militaire à des réformes politiques et à la promotion des droits humains. La Chine, quant à elle, adopte une politique de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays africains, semblable à celle de la Russie, mais avec une orientation différente.   La politique africaine de la Russie se distingue par une approche pragmatique, moins normative que ceux des partenaires traditionnels. Elle mise sur des partenariats stratégiques, militaires et économiques, sans imposer de conditions politiques, contrairement aux États-Unis et à la France. Tandis que la Chine se concentre sur les investissements massifs et la coopération économique, la Russie s’intéresse davantage aux secteurs de la défense et de l’énergie.

Quels sont les principaux secteurs d’intérêt de la Russie en Afrique ? S’agit-il uniquement de la coopération militaire et énergétique, ou d’autres domaines sont-ils concernés ?

Les principaux secteurs d’intérêt de la Russie en Afrique vont bien au-delà de la coopération militaire et énergétique. Bien que ces deux domaines soient cruciaux, plusieurs autres secteurs stratégiques sont également impliqués dans la politique africaine de la Russie. Le secteur militaire est l’un des principaux axes de la stratégie russe en Afrique. La Russie, à travers des entreprises comme Rosneft et Gazprom, s’intéresse particulièrement à l’exploitation des ressources pétrolières et gazières, notamment en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne. Elle s’engage dans des projets d’exploration, de production et de transport de ces ressources. La Russie a également une forte présence dans le domaine de l’énergie nucléaire, notamment à travers Rosatom, qui aide plusieurs pays africains à développer leurs capacités nucléaires pour la production d’énergie.  La Russie cherche également à développer des partenariats dans le domaine de l’agriculture, en particulier dans le cadre de la sécurité alimentaire, mais aussi pour renforcer ses échanges commerciaux avec les pays africains. La Russie cherche à développer des relations dans le domaine de la technologie en particulier dans le domaine des télécommunications et des technologies de l’information. La Russie s’intéresse également à la coopération en matière de santé en Afrique. Cela inclut des partenariats dans la fourniture de vaccins, de médicaments et de technologies médicales.

Moscou met en avant un partenariat « gagnant-gagnant » avec les pays africains. Pensez-vous que cette approche soit réellement avantageuse pour les États africains ?

L’approche de Moscou, qui met en avant un partenariat « gagnant-gagnant » avec les pays africains, est certainement attractive pour de nombreux États africains, mais elle mérite un examen plus approfondi pour évaluer si elle est réellement avantageuse à long terme. De nombreux pays africains confrontés à des problèmes de sécurité, tels que la guerre civile, le terrorisme comme la République centrafricaine, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, trouvent dans la coopération militaire avec la Russie un soutien précieux. L’approche « gagnant-gagnant » de la Russie est, en effet, avantageuse pour certains pays africains à court terme, notamment en matière de sécurité, d’accès aux ressources naturelles, et de soutien diplomatique. Par conséquent, bien que cette approche puisse paraître avantageuse à première vue, elle doit être considérée avec prudence et accompagnée d’une gestion rigoureuse pour en maximiser les bénéfices tout en minimisant les risques.

Quelle est la place du soft power russe en Afrique ? On voit un essor des médias russes et une influence croissante sur les réseaux sociaux. Comment analysez-vous ce phénomène ?

La Russie a considérablement renforcé sa présence médiatique en Afrique ces dernières années, un moyen efficace pour influencer l’opinion publique et promouvoir ses intérêts géopolitiques. RT (Russia Today) et Sputnik : Ces deux principaux médias russes, RT et Sputnik, ont développé une présence croissante en Afrique.

Le soft power russe en Afrique, qui se manifeste par l’essor des médias russes avec une présence croissante sur les réseaux sociaux constitue une partie importante de la stratégie de Moscou pour renforcer sa position sur le continent. Alors que certains aspects de cette approche peuvent être bénéfiques pour les États africains, notamment en offrant une alternative aux narratives occidentales, il existe également des risques associés à la manipulation de l’opinion publique et à la propagation de messages partisans. Les médias russes ont aussi cherché à établir des partenariats avec des médias locaux, en finançant des projets communs, en fournissant des formations journalistiques, ou en proposant des échanges de contenus. Les réseaux sociaux représentent un autre terrain crucial pour le soft power russe, et la Russie a utilisé cette plateforme pour façonner son image et promouvoir ses idées en Afrique. Je dois vous dire que je ma thèse de doctorat porte sur la guerre d’influence en Afrique particulièrement la présence des médias russes RT et Spoutnik. Il faut noter que le soft power russe ne se résume pas seulement aux branches africaines de RT et de Spoutnik. L’Agence fédérale Rossotroudnitchestvo est aujourd’hui l’acteur principal dans la politique d’influence culturelle et humanitaire du Kremlin. Consciente de l’importance et de l’enjeu que représente le soft power dans la conduite de la politique étrangère des États, la Russie mise sur l’implantation de centres culturels russes en Afrique. Rossotroudnitchestvo réalise ses missions par le truchement des Maisons russes de la science et de la culture à l’étranger. À l’instar des modèles comme l’Alliance française, le British Council et surtout des Instituts Confucius, la Russie mise sur l’implantation de centres culturels. Ceux-ci étaient déjà présents dans de nombreux pays africains avant l’invasion de l’Ukraine : au Maroc, en Tunisie, en Tanzanie, en Zambie, en République du Congo et en Égypte et en  Éthiopie.

La coopération éducative, en particulier l’attraction d’étudiants africains dans les universités russes est un élément important dans les relations russo-africaines. Pour le cas du Sénégal, le quota a beaucoup augmenté ces dernières années, passant d’une dizaine à aujourd’hui 100 bourses destinées aux étudiants sénégalais. Depuis le début des années 2000 jusqu’en 2017, le nombre de bourses mises à la disposition de l’État du Sénégal par la Russie n’a pas dépassé une vingtaine chaque année. Le nombre a commencé à connaître une augmentation considérable à partir de 2020. Pour cette année universitaire 2024/2025, Moscou a octroyé 100 bourses au Sénégal.

 Le Sénégal a traditionnellement entretenu des relations diplomatiques équilibrées avec les grandes puissances. Comment se positionne-t-il aujourd’hui vis-à-vis de la Russie ?

Le Sénégal, traditionnellement reconnu pour sa diplomatie équilibrée et multilatérale, a maintenu une politique étrangère fondée sur la coopération avec les grandes puissances, tout en s’efforçant de préserver ses intérêts nationaux.

Le repositionnement de la diplomatie sénégalaise dans le contexte d’un nouveau régime prônant la souveraineté est à l’origine de ce rapprochement vis-à-vis de la Russie. A mon avis, depuis l’arrivée des nouvelles autorités, la  diplomatie sénégalaise vis-à-vis de la Russie s’est beaucoup renforcée. Cela se traduit par la conversation téléphonique entre le président Bassirou Diomaye Faye et son homologue russe, Vladimir Poutine. Lors de leur entretien, les deux dirigeants ont exprimé leur volonté de renforcer les relations d’amitié et de coopération entre la Russie et le Sénégal. Il faut aussi rappeler la visite du ministre des Affaires étrangères et l’intégration africaine Yassine Fall à Moscou. Le Sénégal veut intensifier ses relations avec les puissances émergentes dont Moscou tout en ayant de bons rapports avec les partenaires traditionnels. Le Sénégal cherche à se libérer du joug français et la meilleure solution serait de diversifier ses partenariats d’où ce rapprochement avec Moscou.

Sur le plan économique, quelles sont les opportunités de coopération entre Dakar et Moscou ? Des accords récents témoignent-ils d’un rapprochement significatif ?

Sur le plan économique, Dakar et Moscou ont progressivement exploré des opportunités de coopération, bien que celle-ci reste encore relativement modeste par rapport à d’autres partenariats plus établis. Dakar accueille la Chambre de commerce internationale Russie Afrique, Eurasie. Il est important de le souligner la coopération économique reste très faible comparée à celles des autres puissances. A mon avis, Sur le plan économique, les opportunités de coopération entre Dakar et Moscou sont nombreuses, en particulier dans les secteurs de l’énergie, des ressources naturelles, des infrastructures et de l’agriculture. Toutefois, les relations économiques restent encore limitées.

La Russie s’implique-t-elle dans des projets stratégiques au Sénégal, notamment dans le domaine des ressources naturelles ou des infrastructures ?

Pour le moment, la Russie ne s’est pas très impliquée dans des projets stratégiques. A mon avis, Le Sénégal doit renforcer sa coopération avec la Russie dans les domaines des hydrocarbures pour profiter de l’expertise russe. Le géant gazier russe Gazprom détient  16% des réserves de gaz de la planète, le plus important  réseau de gazoducs au monde et assure 12% de la production mondiale de gaz naturel. Avec une production de plus 4 millions de barils par jour, la société Rosneft représente  40% de la production russe et est devenue la deuxième compagnie pétrolière mondiale. En plus du nucléaire, la Russie pourrait aussi jouer un rôle dans le développement des infrastructures énergétiques renouvelables, comme l’hydroélectricité et les énergies solaires, domaines où le Sénégal cherche à accroître sa capacité de production d’énergie pour répondre à la demande croissante. La Russie pourrait offrir un soutien technique et financier dans la construction de projets énergétiques dans ces secteurs. A mon avis ce sont des opportunités de coopération. Les nouvelles autorités veulent faire du Sénégal un pays émergent et souverain. La Russie peut contribuer à la vision Sénégal 2050  à travers un transfert de technologie et une coopération gagnant- gagnant. Juste il faut que les Etats africains continuent à renforcer leurs partenariats avec Moscou tout en évitant de s‘engager dans un combat idéologique et géopolitique entre les grandes puissances.

L’agriculture occupe une place importante dans la vision Sénégal 2050, c’est la raison pour laquelle à mon avis, le Sénégal doit renforcer sa coopération avec la Russie dans le domaine agricole afin de bénéficier de l’expérience russe. A travers le programme du développement du secteur agricole 2013-2020), Moscou est devenu autosuffisant en moins de dix ans alors que la Russie dépendait largement des produits agricoles occidentaux.

birahima FAYE

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